Les fruits de la vieillesse, disait Cicéron, ce sont les souvenirs
des expériences que l’on a vécues. Á 98 ans, Marcel Diaz en possède un
grenier d’abondance. Nous étions déjà allés lui rendre visite l’année
dernière pour qu’il nous raconte son engagement dans la Guerre
d’Espagne. Cette fois, c’est sa rencontre avec Célestin Freinet,
l’inventeur de l’Ecole moderne, que nous avons souhaité lui faire
évoquer. Nous le retrouvons dans son petit rez-de-chaussée du quartier
des Métairies à Sète. Un doux soleil de fin d’été éclaire l’après-midi.
La fenêtre de sa pièce à vivre est grande ouverte sur le cacochyme
jardinet qui borde son immeuble. C’est son aide de vie qui est venue
nous ouvrir.
L’année
supplémentaire dont il a hérité ne semble pas l’avoir marqué davantage
que cela, elle a juste incliné un poil de plus sa petite silhouette. Il a
meilleure mine en tout cas que le jardin. Il m’accueille avec
gratitude. « Je ne vois personne, tu sais, mon grand. Á part elle qui
vient parce qu’on la paie, me dit-il en me désignant dans la cuisine son
assistante de vie qui s’est remise avec indifférence à sa vaisselle, je
suis tout le temps tout seul… » Une ordonnance traîne au milieu du
fatras de son salon. Le médecin que je suis ne peut pas s’empêcher d’y
jeter un coup d’œil dessus. Il ne prend pas beaucoup de médicaments.
« Tu as l’air quand même en bonne forme… » lui dis-je pour positiver. Il
esquisse une moue. « Allez, assieds-toi où tu veux, me dit-il en
soupirant. De quoi veux-tu qu’on parle ? »
Marcel
est né en 1920 à Marseillan. Ses parents étaient des Espagnols
originaires de la province d’Albacete qui avaient d’abord émigré en
Algérie. Puis, en 1916, son père avait fait reprendre le bateau à tout
son petit monde pour répondre à l’appel de la France qui manquait de
main-d’œuvre à cause de la guerre. Tout cela est raconté dans le récit
de sa vie (disponible au CAD) qu’il a intitulé Itinéraire d'un adolescent.
Á Marseillan, la famille, qui comptait déjà quatre enfants, s’agrandit
encore de deux rejetons de plus, dont notre Marcel. La bougeotte devait
être inscrite dans les gènes chez les Diaz. Une fois qu’ils eurent fait
leur trou à Marseillan, en travaillant en force pour la Compagnie des
Salins du Midi, le frère aîné réussit à convaincre le clan familial de
tout lâcher à nouveau pour « essayer de faire quelque chose de mieux
ailleurs », en l’occurrence ouvrir un magasin de primeurs à Vence dans
les Alpes Maritimes. C’est là que Marcel allait connaître Célestin
Freinet.
« De l’école Freinet. » lui dis-je.
J’obtins un cri du cœur.
« Ouf ! L'école, tu sais, ça n’a jamais été mon truc. J’entrais par une porte et sortais par l’autre.
̶ Vas-y quand même… »
Est-ce
parce qu’en tant que petit dernier il avait toujours été le « chouchou
de la famille », ou alors cela relevait-il de l’ADN encore une fois ?
Marcel, en tout cas, était « un enfant terrible ». Il ne supportait pas
qu’on le contraigne. « Même mes parents n’y arrivaient pas. Alors
écouter un maître… » C’était plus fort que lui. « Je ne pouvais pas
rester enfermé dans une classe. Je prétextais le besoin d’aller aux
cabinets et aussitôt dehors je prenais la poudre d’escampette… » Á
Vence, les choses avaient continué de la même façon. Impossible de faire
quoi que ce soit du petit Marcel. Le frère aîné, celui qui avait poussé
au déménagement, trempait dans le milieu anarchiste. Il connaissait
personnellement Célestin Freinet, qui enseignait à ce moment-là à
l’école communale de Saint-Paul de Vence, à quelques kilomètres de
Vence. Il s’en fut le trouver pour lui demander s’il ne pourrait pas
« lui caser » son frère. « C’est comme ça que j'ai atterri dans la
classe de Freinet… »
Freinet avait à cette époque déjà bien avancé dans ses recherches pédagogiques. Il avait publié des articles dans la revue de L’École Emancipée, il avait visité des écoles libertaires en Allemagne, participé au congrès de la Ligue internationale pour l’éducation nouvelle,
voyagé en URSS. Á Saint-Paul, avec le soutien de sa femme Elise,
institutrice elle aussi et sur laquelle nous reviendrons, il avait
poursuivi les expériences innovantes qu’il avait déjà mises en pratique
dans son poste précédent à Bar-sur-Loup.
« … mais moi, le plus souvent, je n’y arrivais même pas dans son école.
Il y avait un petit train qui allait de Vence à Saint-Paul. Je
m’accrochais au dernier wagon, avec au bras le petit panier-repas que
m’avait préparé ma mère, et, quand le train arrivait au niveau du pont à
l’entrée de Saint-Paul, je sautais en marche. Je passais la journée au
bord de la rivière, à pêcher ou à m’amuser. Le soir, je reprenais le
train et rentrais à la maison. Ni vu ni connu. »
Pas
tout à fait. Parce qu’au bout de quelques semaines son frère rencontra à
nouveau Freinet. Bien sûr, il lui demanda comment cela se passait pour
Marcel. « Ton frère ? lui répondit Freinet. On ne le voit pas souvent,
tu sais… »
« Cette
fois, j'ai été forcé d’aller en classe. Au bout du compte, je m’y
plaisais pas mal dans cette école. L’ambiance décontractée qui y régnait
me convenait. Freinet nous demandait tous les jours d’écrire une
rédaction. Non seulement on avait le droit d’écrire sur le sujet qu’on
voulait, mais on pouvait en plus sortir de l’école pour aller chercher
notre inspiration où bon nous semblait… »
C’était la fameuse "Expression libre" que Freinet avait mise au point en s’inspirant du livre L’École active
de son ami Adolphe Ferrière. Les textes étaient ensuite lus en commun
et celui qui était élu par la classe comme étant le meilleur était
publié dans la revue inter-scolaire (La Gerbe) dont Freinet était aussi l’instigateur.
« Un jour, j’ai écrit un texte qui commençait par : J’ai fait un rêve… C’est ce texte qui allait déclencher l’affaire de Vence.
̶ L’affaire de Vence ? lui demandai-je (je ne m’étais jusque-là
penché que très superficiellement sur le parcours de Freinet).
̶ Tu n’as jamais entendu parler de "l’Affaire de Vence" ? » me vis-je rétorquer avec un air de déconsidération.