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« Mai 1937 Barcelone »
CAD : En somme, votre travail permet de retracer une double histoire : à la fois la voix des acteurs de l’événement mais aussi l’histoire internationale des regards sur ce dernier. Et aussi l’histoire des solidarités avec les révolutionnaires. Les textes de Marceau Pivert et de Daniel Guérin que vous citez sont des actes qui font aussi partie de l’histoire, n’est-ce pas ?
Amado - Il me paraît intéressant de me mettre à la place de l’ouvrier français qui achetait L’Humanité ou Le Populaire. Qu’est-ce qu’il comprenait quand il entendait Pivert et Guérin défendre la révolution espagnole ? Et quand le lecteur de L’Humanité lit, dans ce journal, qu’il faut dénoncer « les hyènes fascistes du POUM, les hitléro trostskistes » que ressentait-il ? Nous avons ensuite repris des documents un peu plus tardifs, en particulier ceux d’Arthur London. Ce qui est affligeant, c’est qu’il reprend les thèses les plus staliniennes. D’ailleurs, selon toute vraisemblance, L’Aveu est un ouvrage de commande du système ! Cela démolit bien des mythes, en l’occurrence la figure d’Arthur London construite comme « victime du stalinisme ».
CAD- Vous montrez bien qu’il n’y a pas un progrès linéaire de la compréhension des événements proportionnel aux avancées des œuvres d’historiens qui sont publiées. Sur cette question, je pense aux travaux remarquables de François Godicheau.
AM - Oui, l’exemple caricatural, c’est celui de Georges Soria. Dans son énorme bouquin des années 60 – qui était dans tous les bibliothèques des comités d’entreprise de France – il dit en substance : « l’affaire de l’assassinat d’Andrès Nin, c’était de la faute du Komintern... alors qu’il a été un des principaux artisans de cette horreur au sein du Komintern !
CAD – L’approche sociale que vous développez, à partir de la parole des militant-e-s de leurs archives privées est très intéressante par exemple la façon dont vous « montez » en quelque sorte les extraits du témoignage de Francisco Giné. Je trouve très éclairante aussi la manière dont vous reliez ces récits personnels avec le texte de Durruti sur le refus de la militarisation. Enfin vous reposez, dans des termes politiquement et intellectuellement très stimulants, des questions qui restent ouvertes, en particulier celle-ci : la révolution est-elle soluble dans la guerre ?
Amado - Nous avons voulu montrer comment les réponses à ces questions ont clivé les organisations en particulier la CNT et l’UGT. Dans ces deux mouvements, certains vont jouer le jeu du compromis essentiellement autour de Largo Caballero. Il faut rappeler que la politique de Front populaire commence véritablement avec le gouvernement de Largo Caballero. Auparavant, on assiste à un cartel électoral qui sur le plan social a une orientation politique très timorée. Il suffit de lire le programme du Front populaire : c’est à pleurer ; en dehors de l’article1 sur l’amnistie des prisonniers de la révolution de 1934, pour le reste, les divergences sont profondes entre les partis républicains finalement conservateurs d’une part et les partis ouvriers d’autre part.
Les partis ouvriers, le PSOE, l’ UGT qui lui était organiquement liée, le PCE et le parti syndicaliste de Pestaña demandaient un salaire minimum, la nationalisation du secteur bancaire. Ce que refusent les partis républicains. En revanche, ces derniers proposaient des allègements d’impôts pour les entreprises... Le programme du Front populaire des mois de février - mars - avril 36 tourne le dos aux revendications des partis ouvriers. Ce n’est qu’avec le gouvernement de Largo Caballero, quand la guerre est déjà bien entamée, que se forme gouvernement qui mène véritablement une politique de Front populaire. C’est à ce moment-là, alors que la Révolution libertaire est enclenchée depuis le 19 juillet, que la CNT va jouer le jeu de la coopération institutionnelle en décidant de participer, de même que le POUM au gouvernement de la Generalité de Catalogne. Choix politiques qui vont déclencher très vite des conflits à l’intérieur de ces organisations.
CAD: Dans ce numéro, vous n’utilisez pas des catégories monolithiques pour désigner des identités politiques supposément homogènes. Vous montrez, au contraire, qu’existent, à l’intérieur du mouvement libertaire, des résistances à cette logique de domestication de la révolution. Loin des lectures simplificatrices et manichéennes, vous mettez en évidence la complexité de la situation et des questions posées.
Amado - Ce qui est frappant, quand on lit les documents de l’époque, c’est que personne n’a de solution. L’opposition interne à cette logique d’intégration étatique est peu voyante dans un premier temps. Certes, il y a bien eu des signes avant-coureurs : les militarisations de la colonne de fer ont été très conflictuelles. Une brigade entière de la colonne Durruti a quitté le front.
Il faut rappeler que les miliciens de ces colonnes ne sont pas des conscrits ; ce sont des personnes qui ont été volontaires pour défendre un idéal et elles préfèrent partir plutôt que d’accepter cette militarisation. Les miliciens rebelles qui refusent la militarisation passent en conseil de guerre, certes, mais ils n’obéissent pas. Cette opposition encore larvée va devenir très brutale dans les jours qui précèdent les événements de mai 1937.
CAD: Vous mettez bien en lumière ces tensions internes autour de la question de la démocratie directe. Mais vous montrez aussi comment les évènements de mai sont le révélateur de processus contradictoires qui remontent à une période qui précède juillet 1936. Vous expliquez comment le tissu des « comites de barriadas » se remobilise en mai 1937 pour s’opposer à cette logique verticale d’intégration aux organes de pouvoir dans lesquelles ont été amenés, dès septembre 1936, les dirigeants de la CNT. Certes le contexte de la guerre impose des contraintes extrêmes mais les différences de positions sur cette question de la démocratie s’expliquent-elles seulement par la situation militaire ?
Amado – Effectivement, dès juillet 1936, deux logiques s’affrontent : des logiques pyramidales et des logiques horizontales. Et aussi libertaire que soit une organisation, elle a quand même une composante pyramidale. En revanche, les comités de quartiers, les comités révolutionnaires, les comités de défense, ce tramage de la société constitue, lui, une force sociale qui travaille dans le temps long. D’abord, c’est la force qui permet de résister dans les périodes de répression. Sous la dictature de Primo de Rivera, même si la CNT a été interdite, même si ses militants ont été incarcérés, elle reste un tissu, un réseau souterrain. Dans les périodes suivantes, ce sont les « comités de défense » qui, dans les quartiers et avec une coordination minimale, assurent la victoire de la révolution du 19 juillet 1936. Cela a déclenché un mouvement de collectivisation qu’aucun comité de la CNT n’avait impulsé. Ensuite, ce mouvement offensif a semblé se diluer: on est entré dans une logique de gestion, celle de l’antifascisme et de la défense de la République. Au prétexte de ces logiques gestionnaires, s’est mis en marche un processus de contre-révolution. Ce sont ces groupes sociaux de base, les hommes et les femmes du 19 juillet qui, en mai 1937, se remobilisent et créent l’affrontement.
CAD- Votre analyse journées de mai 37 tranche avec une grille de lecture « par le haut » en termes qui réduit l’affrontement à celui des partis politiques ; et elle tranche aussi avec une lecture sensationnaliste qui met l’accent sur les morts, barricades, avec le discours convenu sur « la guerre civile dans la guerre civile » « les frères s’entretuent ». Le texte de Manuel Cruells que vous citez met en lumière la façon dont s’actualise de façon euphorique durant le 19 juillet 36 et de façon dramatique dans les journées de mai 37 la mémoire d’une expérience sociale forgée en amont. Vous montrez bien comment ce sont les mêmes acteurs qui forment des réseaux sociaux mobilisés pour les conquêtes révolutionnaires et pour leur défense. Et, cet exemple de résistance sociale est essentiel pour ce que nous avons à inventer aujourd’hui.
Amado- Nous avons recueilli des témoignages très intéressants sur cette auto-organisation à la base. En particulier celui d’un militant de Badalona qui raconte ce qui se passait dans les usines d’armement. Il évoque des ouvriers qui veulent fournir des munitions aux combattants: ils décident de prendre un camion et d’aller à la caserne de Pedralbes en passant par les faubourgs de Barcelone. Ils sont arrêtés au moins vingt fois : à chaque fois par des barrages de la CNT qui tenait tout le territoire périphérique de Barcelone. On voit bien, avec ce témoignage, la fragilité que suppose pour une révolution le fait de dépendre d’une structure pyramidale. A cette époque, la CNT a des ministres au gouvernement qui sont en quelque sorte des otages. Ils vont adopter une logique de compromis qui était peut-être la seule possible mais qui s’est appliquée au détriment de la révolution et de tous ces hommes et ces femmes qui se sont auto-organisés pour se battre sans obéir à aucune consigne.
CAD- Votre travail évite de construire des identités politiques monolithiques, il a le mérite de poser clairement les questions face auxquelles les militants anarchistes se sont divisés.
Amado – Oui, il est important de rendre compte de ces questions difficiles et de la façon dont elles ont diversement travaillé le mouvement libertaire. Lors du meeting théâtre Olympia du 21 juillet 37, Federica Montseny fait un discours remarquable, où elle dénonce l’URSS et la dictature stalinienne. Or elle s’est fait chahuter par des militants qui n’ont pas accepté la présence de la CNT au gouvernement, le fait d’avoir déposé les armes en mai1937. Que fallait-il faire ? Quoiqu’il en soit, si on veut retracer l’histoire de Federica Montseny on ne peut le faire sans parler de ces épisodes qui sont très complexes et où la ligne qu’elle a incarnée a été mise en cause.
Fin de l'interview