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es événements stupéfiants dont nous avons été
les témoins ne peuvent nous laisser de glace. L'attaque du 11 septembre 2001
sur New York et le Pentagone va marquer un tournant de l'histoire mondiale, aux
conséquences imprévisibles, durables et, peut-être, très lourdes. Ecrasés par
des tonnes de commentaires, nous devons pourtant réagir et affirmer nos propres
vues. Ces premières réflexions et ces sentiments n'engagent que leur auteur
mais proposent quelques pistes.
Tout voyageur en
avion sait ce que représente cette atmosphère close, ce personnel au travail
taylorisé. S'il éprouve aujourd'hui le besoin d'exprimer sa sympathie pour les
familles des victimes, notamment celles qu'emportèrent des avions funestes,
c'est d'abord aux équipages qu'il pensera.
Le discours
gauchiste, obsédé par la volonté de culpabiliser les Etats-Unis, ne saurait
innocenter cette série de crimes, même s'il est vrai que les Américains n'ont
"découvert" le monde arabe que tardivement, à travers les yeux des
Européens et à partir de l'établissement de l'Etat d'Israël en 1948 et que le Moyen-Orient
voit tous les jours à la télé les souffrances des Palestiniens, occasionnées
par des armes fournies par les Etats-Unis, qu'il considère à juste titre comme
la puissance dominante de la région et, ce qui est plus discutable, comme
responsable de tout ce qui s'y fait. De plus, les peuples arabes sont sous la
coupe de gouvernements despotiques qui, à de notables exceptions près,
bénéficient du soutien des puissances occidentales.
Nos paroles,
dérisoires peut-être, n'en expriment pas moins une compassion qui doit
s'étendre à toutes les victimes de tous les pays: Palestiniens, Israëliens,
mais aussi Africains: au Nigeria, par exemple, la lutte entre chrétiens et
musulmans a compté la semaine dernière quelque cinq cents morts, phénomène
auquel les médias n'ont guère prêté attention.
Au-delà de cette
légitime émotion, la nature des faits et leur ampleur sont loin de faire
l'unanimité.
1.- Le jour où le monde a changé
Les faits semblent
connus de tous; et d'ailleurs les médias n'ont pas donné une information
continue, comme ils le prétendent, mais un matraquage : toujours les mêmes
images, hystériques, obsédantes.
D'où un résultat
ambivalent. L'adversaire inconnu a retourné contre la société américaine
l'impérialisme télévisuel qui imprègne les différentes chaînes, les
représentations triomphales de GIs et de combats aux quatre coins de la
planète, mais surtout en Afrique et dans des pays arabes. Le caractère
sensationnel d'un acte que ni les nazis ni les kamikazes japonais n'avaient
jamais réussi, a frappé l'imagination du monde entier. Pour la première fois
dans l'histoire, l'ennemi a attaqué le territoire même des Etats-Unis et lui a
sans doute infligé plus de pertes que même pendant les pires batailles de la
Guerre de Sécession. En revanche, ces mêmes images ont suscité les témoignages
de solidarité des pays occidentaux et ont ainsi permis de réaffirmer le
leadership un instant fragilisé de la République américaine.
En fait,
l'humiliation de Superman, pire son traumatisme, s'inscrivent dans une spirale
paranoïaque qui ne date pas d'aujourd'hui: tout incident "terroriste"
impliquant un citoyen ou des biens américains n'importe où dans le monde est
considéré comme une attaque contre la sécurité nationale des Etats-Unis (1). Le
budget consacré à la lutte antiterroriste , pratiquement nul en 1995, est
passé à 130 millions de $ en 1997, à un
milliard et demi en 2000, et le budget proposé pour 2001 s'élevait à 11,3
milliards, avant même les événements! (2) On peut tout de même se demander si
le luxe de précautions ne relevait pas quelque peu de la gesticulation. Les
forces armées se sont mises en Alerte DefCom3, sur une échelle de 5, ce qui
n'est donc pas le maximum; et l'on n'envisage guère de contrôler les aéroports
destinés aux jets des cadres supérieurs.
Au delà des
Etats-Unis, l'événement marque un tournant dans l'histoire de la planète. Les
rapports de force asymétriques qui régissent le monde ne sont sans doute pas
inversés, mais ils révèlent au grand jour leur vulnérabilité. Assurément, après
la chûte du Mur de Berlin, on attendait la Démocratie: c'est le Capitalisme qui
est venu. Et nous avons eu droit au nouvel ordre mondial, aux discours sur la
fin de l'histoire et des idéologies, à l'hostilité de la pensée libérale - le
pseudo anarcho-capitalisme - à l'égard de l'Etat, à la politique isolationniste
que Bush a mené de Kyoto à Durban. Toutes ces idées et stratégies ont pris un
coup de vieux.
Les services de
renseignement voient la main d'Oussama Bin Laden, mais nous sommes blasés de
ces personnalisations de l'ennemi : Hitler, Khomeini, Saddam Hussein. Mais le
phénomène inédit, dissimulé, c'est l'apparition d'un nouveau Moyen-Age avec le
retour des condottieres, ces chefs de mercenaires. Dans le cadre général de la
privatisation, nous assistons à la privatisation de la guerre: déjà en Amérique
du sud ou dans le Golfe, les guerres servaient les intérêts des multinationales
et des compagnies pétrolières; en Afrique, elles sont de plus en plus gérées
par des mercenaires et des armées privées. A présent, les milliardaires
l'organisent plus ou moins au grand jour, même s'ils ne peuvent se dispenser de
la complicité des Etats.
Mais le désarroi
touche les puissants, car le style de vie du capitalisme se trouve remis en
cause: les complicités avec les diverses mafias, la clientèle des émirats, les
paradis fiscaux que fréquentent aussi les milliardaires islamistes, et même les
actions clandestines: Bin Laden, comme jadis Pinochet et Noriega, n'est-il pas
un rejeton de la CIA? Et l'industrie automobile n'a-t-elle pas besoin du
pétrole des pays arabes? De là à se considérer comme des agneaux sacrifiés...
(3)
2. Un terrorisme de droite
On parla d'abord d'un nouveau
Pearl Harbor, signe d'une réflexion conduite avec les catégories du passé. On
le qualifia ensuite de "terrorisme", ce qu'il est en effet, mais en
oubliant qu'il s'agit d'un terrorisme de "droite", conservateur,
autoritaire, car loin de viser des objets symboliques en évitant de susciter
des victimes, il sème la mort sans discrimination, comme jadis le fameux
attentat de la gare de Rome; élément de la guerre psychologique, il cherche à
dompter les foules par une terreur aveugle. S'il est apparu en de multiples
endroits, par exemple dans l'attaque de touristes en Egypte, on peut en
observer une version pour l'instant plus mesurée en occident, par exemple dans
la répression des manifestations contre la mondialisation: les interventions
musclées et arbitraires ont bien ce même but de terroriser les contestataires.
Le terrorisme
relève de la justice, voire d'un tribunal international. Or ce n'est pas sur ce
registre que ce situe Bush mais sur celui de la guerre, alors qu'on n'a jamais
parlé d'acte de guerre que dans le cas d'un adversaire clairement désigné.
Incapable, semble-t-il, de mettre au pas les décideurs militaires, le discours
du Président de la première puissance mondiale devient religieusement
symétrique de celui de l'intégrisme : il représente le Bien face au grand
Satan. Pire, il inscrit la riposte dans une logique qui, à long terme, augure les
désastres: il entend s'attaquer à tout Etat qu'il juge complice. Ce qui
pourrait inclure la Syrie, la Lybie, l'Iraq, l'Iran, le Liban, le Pakistan,
l'Afghanistan où les montagnes du Hindu Kush sont déjà sous la neige, et
pourquoi pas la Chine? (4)
Le recours à l'amalgame et sa conséquence, la polarisation du monde,
masquent le fait que le terrorisme n'est l'apanage d'aucune religion: les gaz
meurtriers du métro de Tokyo furent l'oeuvre d'une secte bouddhiste et
l'attentat d'Oklahoma celui d'un chrétien.
L'esprit simpliste peut engendrer une guerre des civilisations: islam
contre judéo-christianisme. L'attaque éventuelle d'un pays arabe ou musulman ne
pourra donc que creuser davantage les jalousies et les haines. Et les bombes
sur Kaboul ne contribueront pas à libérer les femmes afghanes du joug
religieux.
Pour cette raison, l'Amérique a besoin du soutien de quelques pays
musulmans, afin d'éviter d'apparaître comme partiale; elle a déjà demandé au
Pakistan de fermer sa frontière avec l'Afghanistan et de lui permettre de
survoler le pays. Elle attend de ses alliés la déférence pour son leadership
sans pour autant se sentir liée à leur égard. Inversement, même les
gouvernements les plus pro-Américains n'ont aucune envie d'avoir à soutenir
sans réserve une riposte inconsidérée des Etats-Unis.
Ainsi que l'écrivait Tom Clancy, dans un roman qui a peut-être inspiré
les agresseurs, commencer une guerre n'est jamais la conséquence d'un processus
démocratique. De plus, parce que toute guerre se double d'une guerre de l'Etat
contre sa population, il faudra défendre les libertés chèrement acquises,
menacées par un accroissement des systèmes de surveillance, voire de censure.
Leur perte serait une victoire des terroristes, car religieux ou non, tout
intégriste rêve de despotisme. Une telle éventualité constituerait une seconde
mort de ceux que nous pleurons.
Ronald Creagh ronald.creagh@wanadoo.fr
1. Il faut néanmoins signaler entre autres : 1983: attaque suicide au Liban où sont tués 241 Marines; 1988:
bombe dans un avion de la Pan Am par les terroristes lybiens;1993: attentat au
World Trade Center; 1996: attaque de camps de Marines américains en Arabie
Saoudite; 1998: bombes dans les ambassades américaines en Tanzanie et au Kénya;
2000: attaque du navire U.S.S. Cole.
2. USA Today, Friday, July 7, 2000, 5A. 2 General Accounting Office, Combating
Terrorism: Need for Comprehensive Threat and Risk Assessments of Chemical and
Biological Attacks, GAO/NSIAD-99-163, September 1999; Office of Management
of Budget, Annual Report to Congress on Combating Terrorism: Including
Defense Against Weapons of Mass Destruction/Domestic Preparedness and Critical
Infrastructure Protection, May 18, 2000, p. 45.
3. Mike Bond, "Sacrificial Lamb", Denver Post, 13
septembre 2001.
4.Voir par exemple les propos de William Bennett, co-directeur d'une
ONG conservatrice, "Empower America", dans CNN CROSSFIRE 19:20
September 13, 2001 Transcript # 091300CN.V20
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