Acceuil

Une analyse libertaire du 1er tour des élections présidentielles 2002




En 1994, Vivre Au Présent (VAP), engageait dans un séminaire réunissant ses adhérents, un débat récurent et crucial : une organisation anti-autoritaire et libertaire pouvait-elle utiliser les élections, d'une façon ou d'une autre, pour faire avancer ses luttes et faire passer ses messages ? Le cas d'un duel Chirac-Le Pen à des présidentielles y fut abordé.

De ce séminaire il ressortit 50 propositions pour Montpellier en 95 " qui était le programme électoral que VAP mit sur pied pour les élections municipales de 1995, sans toutefois y participer plus avant.

Les participants à ce séminaire se quittèrent sur des positions variées mais tous sûr d'avoir pour une fois eut une vraie réflexion sur le sujet, loin des slogans réducteurs et dogmatiques, des réactions épidermiques, des anathèmes ou des affirmations juvéniles. Pour chacun de nous qu'elle que soit sa position, elle était argumentée et réfléchie. Nous pouvions être fiers d'avoir fait tomber le tabou qui entoure cette question chez les anarchistes.

Les réflexions qui suivent n'engagent aucun des anciens membres de VAP. Mais ils y reconnaîtrons tous des parties de ce débat.


Le Pen s'est-il écrasé sur l'Elysée ?
Avant toute analyse de fond il est important de définir le contexte et donc d'abord de voir vraiment les chiffres et les pourcentages du 1er tour des présidentielles.
Le nombre d'inscrits est de 40 802 591. Avec 4 794 530 voix Le Pen réalise 16,91% des votants mais seulement 11,75% des inscrits. En additionnant les voix de Bruno Mégret, on obtient 5 459 723 voix, 19.26% des votants et 13.38% des inscrits.
En 95 les inscrits étaient 38 557748, Le Pen faisait 4 545493 voix, 15.27% des votants, 11,78% des inscrits. Compte tenu de l'augmentation naturelle du corps électoral, pour rester au même score d "électeurs" que 95, l'extrême droite aurait dû faire 4 806 545 voix. Elle en a fait 653 178 de plus soit presque le score de Mégret. Mais en 95 il y avait De Villiers dont on peut penser qu'un certain nombre d'anciens électeurs ont voté Le Pen.
La " poussée fulgurante " du vote facho n'est donc pas au rendez-vous, son score en pourcentage est bel et bien dû essentiellement à une montée de l'abstention et du vote blanc et nul.. Par contre on constate que l'écroulement du FN suite à la scission Mégret n'a plus lieu d'être.

Jospin a-t-il perdu les élections ?
Plus rapidement, on remarque que si Jospin a perdu 2 500 000 voix sur son nom depuis 95, si on rajoute à son score celui de Taubira (le PRG appelait à voter Jospin dés le 1er tour) et 75% de celui de JP Chevènement ( le MDC appelait en 95 à voter Jospin et à son score actuel de 5.35% des voix on peut penser qu'il n'en a guère pris beaucoup à droite) on obtient 6 273 899voix, donc il lui manquerait 635 000 voix. On peut voir que si la seule Taubira ne s'était pas présentée Jospin serait au deuxième tour. Il n'a pas su, au minimum, gérer les départs de ses alliés soit en les obligeant à rester, soit en compensant les départs.
Les trotskistes et les verts ont-ils gagnés les élections ?
Arlette Laguiller fait environ 3000 voix de plus qu'en 95, soit du fait de l'augmentation du corps électoral, elle fait du sur-place. Besancenot fait et gagne 1 205 000 voix quand Robert Hue en perd 1 398 000. La théorie du transfert des voix du PC à l'extrême gauche tient la route. Une toute petite partie des électeurs PC a pu voter Chevènement. Quand à Noël Mamére, il gagne 500000 voix par rapport à Voynet 95.
La gauche plus l'extrême gauche fait environ 200 000 voix de moins qu'en 95.

La droite a-t-elle gagnée l'Elysée ?
Chirac perd 500 000 voix. Il est pourtant Président, alors qu'en 95 il était opposant interne au Premier ministre Balladur. Mais surtout si l'on compare tous les candidats de droite restant avec le score de Balladur on obtient 3 906 952 voix (Lepage, Boutin, Bayrou, Madelin) soit 1 500 000 voix de moins que la droite. Il lui manque donc au total 2 000 000 de voix pour égaler 95.

Pour sortir de ce long tunnel de chiffres, on peut conclure que contrairement à ce qui se dit, il n'y a pas une poussée de l'électorat de l'extrême droite, et que la présence au deuxième tour de Le Pen est essentiellement due à une erreur tactique de Jospin (laisser le PRG et le MDC lui échapper). La chute de Robert Hue, ne représentant un danger (potentiel mauvais report des voix de l'extrême gauche) que pour un deuxième tour Jospin-Chirac.

L'abstention est-elle issue de la vierge Marie selon St Bakounine?
Historiquement, l'anarchisme français, très influencé par l'anarchisme suisse, allemand et russe, a la particularité d'être très conservateur, rigoriste et moralisateur à l'inverse par exemple de l'anarchisme espagnol basé sur une expérience sociale et une implantation populaire. L'anarchisme, idéologie de rupture avec la société bourgeoise, a développé plusieurs dogmes dont il est curieux de voir que celui sur les élections (piége à cons) est un des mieux implanté dans l'inconscient des militants.
Si l'anarchisme est une rupture, l'anti-militarisme, l'anti-parlementarisme et l'anti-papisme sont trois de ses piliers fédérateurs, puisque le communisme, le syndicalisme et l'individualisme ne sont pas unanimement acceptés par les anarchistes. Les anarchistes ont eu avec l'anti-militarisme des accommodements divers. Il n'est pas rare, loin s'en faut, de voir des anarchistes qui ont fait leur service militaire, même en Algérie. La plupart essayaient de se faire réformer sous des prétextes divers. Même s'il y a un nombre certain d'objecteurs ou d'insoumis dans nos rangs, on ne peut pas dire qu'ils représentent la majorité des anarchistes. Il est aussi assez peu fréquent de voir des anarchistes ne pas payer leurs impôts, ne serait-ce que la part équivalent au budget de l'armée, comme il était de mode dans les années 70. Il était, jusqu'il y a quelques années, assez fréquent de voir les anarchistes se marier, sous prétexte justement des impôts ou de la belle-famille, et on n'en connaît guère qui refusent un héritage.Enfin ceux qui participent de tous ces commandement du parfait anarchiste, sont rarissimes ou prépubères.
Tout cela montre encore plus la différence avec le dogme sur le vote qui est un tabou total. Qui vote ou à plus forte raison qui se présente est un traître, un renégat. Jamais les organisations anarchistes françaises n'ont organisé un débat sur le vote qui ne soit juste une propagande pour l'abstention. Et pourtant, je suis persuadé, que la plupart des anarchistes membres d'une organisation libertaire, sont inscrit sur les listes électorales. Ne parlons même pas des autres, les libertaires et anti-autoritaires de la "mouvance", qui sont de loin les plus nombreux et les plus investis dans les luttes sociales et associatives, cela fait longtemps que ces libertaires vont voter suivant l'humeur du moment même s'ils sont plutôt abstentionnistes dans l'âme.
Pourquoi une telle dichotomie entre la réalité sociale et le discours ? Pour avoir un élément de "virginité politique " sans risque, puisque le droit de vote contrairement aux impôts ou à l'armée il y a quelque temps, n'est pas obligatoire ? Comment les anarchistes ont-ils pu nier à ce point l'apport du situationnisme à l'anarchisme? Comment ont-ils pu ne pas comprendre l'apport de Coluche ? Comment ont-ils pu passer à travers 150 ans de Vie sans déboutonner un seul cran de la redinguotte du 19eme siécle? Comment peuvent-ils à l'age de l'internet proposer un modèle de société basé sur une vision où le statut d'artisan est le stade suprème de la libération individuelle? Comment font-ils pour annoner Bakounine sur les élections sans se souvenir de Proudhon sur le même sujet? Comment font-ils pour réciter proudhon 5 minutes plus tard sur le fédéralisme sans se rappeler ce qu'en pensait Bakounine? Comment font les anarchistes pour ne pas voir l'intérêt porté aux élections par les masses populaires même quand celles ci s'abstiennent ? Comment n'ont-ils jamais entendu, ne serais-ce que pour y réfléchir, les anarchistes américains ou les kabouters hollandais qui posent le problème de l'utilisation, voire du détournement des élections ?
Comment des anarchistes peuvent-ils refuser de penser et de comprendre intelectuellement que l'utilisation d'un outil de la société démocratique n'anticipe en rien l'acceptation des règles et de la finalité de cette société? Enlevez à un anarchiste dogmatique l'argument de l'antiparlementarisme, et il n'a plus aucun autre argument pour contester le vote que l'inutilité du processus. Comme si les manifs plan plan et les pétitions avaient une utilité révolutionnaire. Jusqu'à quand l'anarchisme sera t'il ghettoisé parce que ses représentants les plus visibles se disqualifieront en ânonnant des dogmes, des slogans alors que la force de l'anarchisme n'est pas dans la capacité à affronter de face cette société, mais dans sa capacité à proposer des alternatives anti-autoritaires.

La plus grande innovation anti-autoritaire de ces deux tours n'est pas l'énième appel à l'abstention ou au grand soir, elle est dans le fait d'apprendre le coté festif, communicatif, insolent, irrévérencieux, affinitif, d'aller voter Chirac avec une pince à linge au revers de sa robe ou de sa veste. En disant "votez escroc pour ne pas avoir le facho" c'est une foule immense qui reprend à son compte une démarche anti-autoritaire et libertaire. Les vrais anarchistes du XXIeme siécle se sont eux.

Le Pen risque-t'il d'être élu au deuxième tour ?
Dans le fond personne ne peut-être sûr de quoi que ce soit. On peut certes imaginer le souhait majoritaire des électeurs : Se serait de mettre Le Pen à la porte. Mais les urnes ne traduisent pas forcément le souhait majoritaire (voire le premier tour). L'argument selon lequel l'élection serait pliée est en fait un pari sur le raisonnable qui peut ne pas avoir cours si tout le monde le fait et laisse aux autres le soin de faire l'élection. A ce niveau tous ceux qui pour garder les mains propres n'iraient pas voter en espérant que les autres le feront à leur place, portent une part de responsabilité potentielle. Si leur argument est là, ils placent leur ego bien au-dessus de leur rejet du facho Le Pen et jouent leur opinion politique à la roulette russe.


Est-il plus important de battre Le Pen avec 90% qu'avec 51% des voix ?
La première et irréparable des catastrophes de la présence de Le Pen au deuxième tour, est qu'elle le remet en selle avec le FN, dans le paysage politique français avec ce que cela peut avoir de conséquences pour la vie sociale de tout un chacun d'entre nous. A nombre d'électeurs identiques, le F.N. avant le 21 juin 2002, était un parti dépassé, qui rasait les murs, avait fait taire son DPS, ne collait plus d'affiches et n'avait presque plus accès aux médias. La force du FN a toujours résidé dans sa capacité à faire parler de lui. Raté, tout est à refaire à zéro. La force du FN résidait dans la trouille électorale qu'il inspirait à ceux qui voulaient se faire élire. Raté, le Lepénisme rampant des années 90 qui a touché tant les maires de droite que de gauche, et qui a permis tant les élections de Marignane, Vitrolles, Toulon, que les arrêtés anti-mendicité ou la pose des caméras, ou la montée des polices privées, ou le fameux " le bruit et l'odeur " de Chirac envers les immigrés, tout cela va revoir le jour et pour de nombreuses années même si Le Pen est battu le 5 Mai. Mais il est vrai que plus le mouvement anti-fasciste sera fort dans les urnes, plus les pouvoirs et hommes politiques hésiteront à faire de Lepenisme rampant, plus le FN aura de difficultés à être entendu. C'est comme une balance, où c'est le cas de le dire, c'est le poids du FN qui fait la tare. Certes cela ne jouera guère sur le quotidien du français moyen, classe moyenne ou supérieure, qui ne voit les ratonnades, les expulsions, les brimades qu'au journal de 20h. Mais sur les plus fragiles et marginalisés, chômeurs, beurs, étrangers, jeunes, cultureux, pauvres etc… la différence sera vraisemblablement flagrante et percutante.

Doit-on se réjouir d'un durcissement de la société qui favoriserait le terrain des luttes sociales ?
La différence pour un libertaire, entre une démocratie et une dictature, n'est pas dans le fait que l'une serait le bien et l'autre le mal,(j'aimerai d'ailleur rappeler aux anarchistes, à propos de dogme, que les anarchiste ne sont pas des démocrates mais c'est un autre débat) elle est dans le fait que dans l'une il prend régulièrement des coups de bâton tandis que dans l'autre il en prend très régulièrement, ainsi que sa famille, ses voisins, ses amis etc… L'histoire contemporaine nous a montré qu'il n'y a pas moins de luttes sociales sous un gouvernement de gauche que sous un gouvernement de droite. Si une société d'extrême droite durcit les luttes sociales, il faudrait bien voir que son corollaire, interdiction des organisations contestataires, nous emmènerai à une groupusculisation de nos idées et à une coupure d'avec les luttes sociales tout simplement parce que nous serions dans la clandestinité. Il n'y a qu'à voir l'impact de la CNT sous Franco pour comprendre ce que cela signifie. Ce n'est pas en défendant sa propre peau que l'on est le plus efficace contre l'Etat. De plus cette théorie dite des années de plomb, qui est répandue tant à l'extrême gauche, chez les anars, qu'à l'extrême droite, a donné dans les années 70-80 un terrorisme qui en plus de se couper des réalités sociales a toujours (y compris Action Directe) glissé de l'anarchisme vers le marxisme.

La contestation anti-Le Pen actuelle est-elle le début d'un mouvement social ?
Les manifestations actuelles sont essentiellement le fait de gens qui ne veulent pas de Le Pen et du F.N.. Il y a là des jeunes qui n'ont pas le droit de vote et qui aspirent à l'avoir pour voter anti-facho, des gens de gauche qui aspirent à revenir à une dualité droite-gauche habituelle des élections, des abstentionnistes qui regrettent de ne pas avoir voté, et des militants qui font leur boulot habituel de propagation de leurs idées et de promotion de leurs organisations. Les organisations quelles qu'elles soient, ont toujours été habiles à récupérer les associations ou coordinations issues des mouvements sociaux. Mais là la revendication essentielle est : Votez Chirac contre Le Pen. De coordination il n'y a pas puisque le mouvement s'arrêtera le 5 mai. Comment des militants qui combattent cette revendication peuvent-ils espérer avoir un poids quelconque sur le mouvement ? Prendre date et témoigner ? Cela fait un siècle que les organisations anarchistes regardent passer les trains en France, (guerre de 14, guerre de 39, résistance, guerre d'Indochine, d'Algérie, Mai 68, Décembre 95 autant de mouvements où les organisations anars furent quasi absentes). Les idées libertaires n'ont jamais tant progressées qu'au XXeme siècle, dans les mœurs, la culture, la parité sociale, la disparition des frontières etc…Celà ne fut pas grace aux organisations anarchistes, mais à l'idée même intrasèquement incluse dans la pensée libertaire : une affirmation de l'individu à travers une liberté sociale et un choix diversifié mais égalitaire de genre de vie. Et les organisations anarchistes sont totalement incapables de faire autre chose que de se mettre en scène ou de jouer aux gardiens de musée. Les libertaires organisés peuvent-ils encore se payer le luxe d'être en dehors de l'anti-fascisme qui est un de leur socle ? D'être en dehors d'un mouvement puissant, inorganisé, hors des partis, populaire ? Nous serions marxistes je poserai bien la question : peut-on avoir raison contre le peuple ?
Etant anarchiste je poserai la question, peut-on aller contre un mouvement anti-autoritaire ?
Jean Gilbert 28 avril 2002