Des briques, il en a trimballé des paquets. Maçon le jour, faussaire la nuit. Aux heures ouvrables, Lucio Urtubia a construit le siège parisien de la Ligue des droits de l’Homme, démoli le bidonville de Nanterre, enchaîné les chantiers. La nuit, il a brassé d’autres briques, des millions de pesetas, de dollars, de francs. Tous faux, comme les papiers d’identité dupliqués avec soin dans les imprimeries discrètement squattées après la débauche des typographes. Au petit matin, il fallait tout nettoyer, les rouleaux des machines, les macules. Pas une trace derrière soi.Il a fait tous les métiers inavouables : déserteur, mais c’est pas une vie, contrebandier, braqueur, puis chef d’équipe de maquilleurs de passeports, cerveau de faux-monnayeurs sans rien savoir de l’imprimerie. Il a même été inquiété pour son implication dans des enlèvements politiques, comme celui du directeur de la Banque de Bilbao à Paris en mai 1974.A 77 ans, il expose sa double vie, de maçonnerie et de clandestinité. «Ma vie appartient d’abord à tous ces d’anars qui ont fait beaucoup de prison», dit-il. Une famille politique qu’il a toujours connue, même si au départ, il se croyait naïvement communiste. «Voler, c’est un honneur. J’ai appliqué ça comme j’ai pu. Tellement incroyable que parfois, moi-même, je doute de ce que j’ai fait.» Son biographe, Bernard Thomas ajoute : «Lucio a parfois l’imaginaire assez phosphorescent.»Alors, plausible, véridique, ou légendaire, sa rencontre avec Che Guevara en 1962, lors d’une escale à Orly ? Lucio raconte qu’il avait contacté l’ambassadrice de Cuba à Paris, en proposant de submerger l’économie américaine avec de faux dollars. Lui et ses copains avaient les plaques, le savoir-faire. L’Etat cubain avait la pâte à papier, l’imprimerie à grande échelle, capable de ruiner les Etats-Unis en les noyant sous les banknotes d’opérette. Le Che n’a pas marché et le maçon, déçu, a pensé que ce señor Guevara n’était qu’un petit monsieur. Un mou. L’anar basque était pourtant fervent pro-cubain : «Le drapeau était rouge et noir, sur la Sierra Maestra.»
Par quoi commencer ? Par la famille et «la chance d’être né pauvre» dans un patelin perdu de Navarre ? Pour une bisbille à coup de revolver contre des libéraux, voilà son père, de conviction carliste, jeté en prison. Monarchiste, réactionnaire, le paternel en ressort communiste, et bataillera pour le partage des terres dans la Navarre révolutionnaire.On pourrait commencer par la caserne, désertée dare-dare avant que ses chapardages organisés ne lui valent la cour martiale. Avec son frère camionneur, Lucio s’était déjà fait la main en trafiquant du café, des fruits et de la camelote de contrebande à travers les Pyrénées. A moins que l’arrivée en France ne marque le vrai commencement. Pour apprendre le français, il fréquente les jeunesses libertaires, suit les conférences de Breton, Camus, Lanza del Vasto, Daniel Guérin… L’école des autodidactes. On lui demande d’héberger un fugitif. C’est Francisco Quico Sabaté, un autre anar, qui a toutes les polices aux fesses. Cet ennemi public numéro 1 du franquisme devient aussitôt un modèle pour Lucio. Ce dernier hérite d’une mitraillette Thompson, d’un pistolet 11.43, et d’un cran d’arrêt. De quoi s’improviser braqueur de banque, pour la cause. Des «expropriations» sans bavures en Espagne, en France, en Hollande : «On tapait sur le comptoir, on nous donnait l’argent. Y avait pas de caméras, ni de portes blindées, ni de vigiles. On était à visage découvert. Je mettais juste une crème pour cacher mon grain de beauté sur la joue. Mais je faisais pipi dans mon pantalon, de peur d’être tué. C’est pas marrant de mettre une mitraillette sous le nez de quelqu’un. J’ai préféré passer aux faux papiers.» Ce qu’il fait avec un certain talent.Ses fac-similés sont impeccables. Ils ont servi à tout un tas de groupes armés dans le monde : Tupamaros, Montoneros, Tupac Amaru en Amérique latine; Prima Linea, Brigades rouges italiennes, Action directe, ETA en Europe… Le coup le plus fumant, c’est la duplication de milliers de planches de travellers chèques de la First National City Bank. Vingt millions de dollars en tout. «C’est comme des tickets de football. Bien plus facile que les billets.» Ces chèques de cent dollars ayant tous été imprimés avec les mêmes numéros, il faut des équipes présentant bien, agissant au même moment partout dans le monde, où les chèques factices sont échangés contre du bon argent frais. Panique générale.Au même moment, un acheteur se dit prêt à négocier un joli stock de 150 kilos de travellers à un tiers de sa valeur officielle. Un piège, en fait. La tractation se finit par une arrestation. Mais si Lucio est sous les verrous, les faux chèques inondent toujours le monde entier. Deux émissaires de la banque nord-américaine proposent de négocier avant le procès. Pour rendre les plaques d’impression et le stock restant, Lucio réussit à leur estamper une belle somme, près de 60 briques. Des francs, et des vrais cette fois… De l’argent redistribué à ceux qui l’ont aidé et réinvesti dans une entreprise de bâtiment créée à Aubervilliers où travaillèrent pas mal de camarades.On pourrait commencer par n’importe quel moment de sa vie. Un livre de Bernard Thomas, il y a six ans, dévoilait les origines de cette mémoire sensible. Cette fois, José María Goenaga et Aitor Arregi, deux jeunes réalisateurs basques, ont réduit quatre-vingts heures de rushes à un documentaire de quatre-vingt-treize minutes. «Ils me doivent 70 films au moins, ces bandits», rigole le vieil anar. «Bien sûr, il y a une part d’ego, mais cela n’a rien de péjoratif. Je l’ai quand même mis en garde contre la tentation de devenir un personnage de légende», dit sa femme, Anne. Celle-ci travaille chez Médecins du monde où elle est chargée de projets à Haïti. Son témoignage a fait plus qu’étonner ses collègues.On pourrait aussi commencer par aujourd’hui. Ce septuagénaire, retraité depuis quatre ans seulement, rajeunit en évoquant la commune anarcho-syndicaliste des éboueurs de Porto Alegre ou l’autogestion coopérative du grand hôtel Bauen de Buenos Aires. Lucio y était il y a quelques semaines. Ces nouvelles initiatives le font pétiller d’enthousiasme. Si la sortie du documentaire ravive le temps de ses exploits, Lucio jubile surtout d’être invité au Pays Basque pour inaugurer des gazteches, des ateliers libertaires menés par des jeunes, comme au bon vieux temps d’avant la guerre civile d’Espagne.Sauteur de frontières, internationaliste, ce militant qui eut tant de passeports contrefaits dans les mains, a la double nationalité, et des papiers authentiques. Il a aussi la double dose d’ennuis de santé, entre arthrose et diabète.L’un de ses derniers chantiers la truelle à la main, aura permis de retaper l’Espace Louise-Michel, un local qu’il anime aujourd’hui rue des Cascades, à Belleville, où s’enchaînent réunions, débats, expos. Il vit à l’étage. Tous ses bouquins sont au rez-de-chaussée, accessibles à tous ceux qui passent.
Nicolas de la Casinière, Libération, mardi 27 mai 2008.